CHANSONNETTE
Le matin était frais et humide en ce début d’octobre. Je me dirigeai, paisiblement, vers la station de métro Chaussée d’Antin.
La pluie fine qui tombait sur Paris, sans discontinuer depuis la nuit, donnait à la rue Mogador une monotonie pesante.
Mais, que ce soit sous l’averse ou sous le soleil, la rue Mogador m’angoisse. J’ai toujours des impressions bizarres lorsque je parcours celle-ci. Une mauvaise odeur, comme celle d’un cadavre, semble montée de l’asphalte jusqu'à mes narines quand je me remémore ce fait divers qui défraya la chronique, il y a quelques années : Un jeune homme, un peu ivre, fut abattu par un policier expéditif et excité. La bavure couverte par le ministre de l’Intérieur de l’époque suscita une vive polémique. Mogador. Là où la mort rode encore. Cette phrase résonnait dans ma tête et imprégnait ma mémoire, depuis la nuit tragique…
Il devait être près de huit heures quand je l’aperçus qui venait vers moi sur le même trottoir.
Elle s’apprêtait à traverser la rue de Provence.
J’aime bien ce nom. Il évoque les senteurs de mon enfance : Nîmes, le Pont du Gard, mes promenades en vélo sur les rives du Gardon et le petit mas où nous allions, grand-père et moi, parfois les dimanches. Je garde, sur mes jambes nues, le frôlement, la caresse des herbes sèches de la garrigue. Quarante ans après, l’odeur des résineux me pénètre encore.
Alors, quand je marche dans cette rue, j’entends le chant des cigales qui couvre la fureur des automobilistes…
Elle était habillée d’une jupe plissée, bleue marine, d’un pull de la même couleur et de souliers vernis. Dans la rue, presque déserte, elle chantonnait.
Que c’est beau une chanson sous l’ondée. C’est comme un rayon de soleil, une éclaircie, un clin d’œil à l’avenir. C’est étrange ce qu’une chanson ou un poème apporte au quotidien.
Je suis persuadé que si tout un chacun poussait la chansonnette ou déclamait quelques alexandrins, après le petit déjeuner, la journée serait meilleure !
Moins de stress, d’agressivité, mais je rêvais et j’étais, dans cette rue, regardant la fille approcher.
Elle se trouvait au niveau de la boulangerie qui fait l’angle avec les rues Mogador et Provence. En face, de l’autre coté de la chaussée, se trouvait l’ouverture de la station Éole.
Le magasin offrait croissants et pains au chocolat aux rares passants qui débouchaient de la gare et des rues avoisinantes.
Une odeur de pains chauds et frais montait de l’étal pour embaumer l’alentour. Les gâteaux, derrière la devanture de la boulangerie, m’attiraient. J’avais une envie de pain au chocolat !
Un échafaudage couvrait la façade du magasin. Un ravalement était en cours. Le mur laissait apparaître les pierres de construction.
Elle s’arrêta sagement au feu tricolore, devant le passage protégé, pour laisser circuler les voitures, attendant son tour. Elle fredonnait de bon cœur et sa chanson était drôle. Je l’entends souvent, ce refrain, de la bouche de ma petite nièce.
J’attendis, moi aussi, de l’autre côté du passage, que le feu vert devienne rouge pour traverser. Plus avant, à la hauteur des Galeries Lafayette, des ouvriers, sur un chantier en démolition, commençaient à s’activer. Les pelleteuses raclaient le sol, remplissant les pelles de déchets pour les déposer dans les bennes des camions dont les chauffeurs se préparaient à leur noria quotidienne, en direction du lieu de déchargement.
Plus les camionneurs faisaient de rotations, et plus leur salaire était élevé ! Ils piétinaient d’impatience. Chaque instant perdu signifiait une fin de mois moins conséquente !
Depuis plusieurs années, le quartier Saint-Lazare est en plein chamboulement. On ne compte plus les réhabilitations, reconstructions, démolitions en tout genre. Des travaux de réaménagement d’immeubles apparaissent un peu partout. Une frénésie de reconstructions, de spéculations immobilières, fait rage, seuls les murs extérieurs sont, par obligation légale, conservés.
Le quartier change de visage, jadis populaire il s’embourgeoise, devient rupin. Le Prisunic, magasin populaire, de la rue Caumartin toute proche, venait d’être amputé d’une grande partie de sa surface afin de laisser la place à une boutique d’articles de sports aux prix particulièrement excessifs.
J’en étais là de mes réflexions, quand, dans un bruit d’enfer, surgit un camion à la benne remplit de gravats. Le chauffeur accélérait pour sortir du carrefour et prendre le virage avant que le feu, déjà à l’orange, ne passe au rouge.
Le cartable sur le dos, elle regarda le véhicule qui fonçait. C’était une élève qui se rendait à l’école, heureuse de retrouver ses camarades de classe. Le cartable me paraissait bien lourd pour ses frêles épaules. D’ailleurs, elle pliait sous le poids. Mais cela ne l’empêchait pas de rire et de chanter.
Un grand coup d’avertisseur rageur, intempestif nous fit, la jeune fille et moi, sursauter. Une voiture venait de s’engager dans le carrefour et l’automobiliste affolé par le camion freina brutalement. L’accident me semblait inévitable. Bel exemple de la bêtise humaine, pensai-je. Deux conducteurs pressés, l’un par son travail et l’autre pour s’y rendre ! Que c’est dommage de donner sa vie à un patron. Le poème de Prévert défilait devant mes yeux.
A son tour le conducteur du camion freina et braqua son véhicule. Le hurlement et le crissement des pneus sur le macadam furent impressionnants et laissèrent des traces sur le bitume. Le camion dérapa, glissa et accrocha le mur de la boulangerie et les structures métalliques de l’échafaudage sous lequel se tenait l’écolière.
Le fracas fut terrible. La remorque du camion me cacha l’effondrement d’une partie du pignon et de l’assemblage de tubulures et de tôles.
Lorsque le calme revint, le corps de la fillette, sans vie, gisait sous les gravats de moellons, des décombres de ferrailles, de tubes et de verres brisés.
Des livres et des cahiers étaient éparpillés sur le trottoir et la chaussée, parmi des pâtisseries écrasées. Une feuille d’un classeur vola, poussée par le vent. Je la ramassai. C’était un poème de Prévert : « page d’écriture ».
La petite écolière n’eut droit qu’à un entrefilet dans le journal du lendemain. La malchance, écrivit le folliculaire de service qui ne c’était même pas déplacer !
Mais que l’on se rassure, pendant l’enterrement, la noria des camions continua…
Faut bien gagner sa croûte !
C’est étrange, désormais, quand je me promène dans cette rue, j’entends comme une voix qui me chante une chansonnette, une comptine que l’on apprend à l’école, celle qui s’intitule : madame la puce, vous connaissez les paroles, j’en suis sûr : « J’ai commis un crime, un assassinat » !
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