LA CLE DU PROBLEME
La cinquantaine passée, poussif et bedonnant, il entreprenait la remontée des sept étages du bâtiment HLM, situé à Nanterre, où il demeurait. Deux lourds cabas garnis de provisions occupaient ses mains. Cette journée d’été particulièrement chaude, caniculaire, orageuse, l’accablait. Il dégoulinait, ruisselait littéralement de sueur. Son tee-shirt trempé, il titubait sous le poids des sacs et de la chaleur. On entendait l’entrechoquement des bouteilles de vin qui battaient au rythme des marches gravies. Au bruit des cliquetis, dus aux soubresauts dune démarche saccadée, on devinait qu’il y avait plus de bouteilles que de victuailles à l’intérieur des sacs…
L’homme chargé comme un baudet, soufflait, ahanait dans l’escalier.
Il demeurait au dernier niveau, dans un quartier de l’université, et l’ascenseur, comme souvent, ne fonctionnait pas. La société d’HLM, depuis longtemps, traînait en longueur pour effectuer la réparation des pannes et incidents dont la plupart, selon cette société, relevaient d’actes de malveillance.
Expression passe-partout qui permettait d’avoir bonne conscience et d’expliquer le laisser-aller général.
Il en était de même pour les rénovations : pourquoi remettre à neuf, de moderniser des constructions lorsque l’on sait que les dégradations vont reprendre sur des murs restaurés ?
Sept étages à grimper. L’homme peinait, traînait ses sacs et son ventre proéminent. Il transpirait de toutes ses pores dans l’effort et son cœur battait à cent à l’heure !
Son cœur s’épuisait d’après le médecin de famille. « Vous devriez faire très attention, vous êtes gros et votre cœur se fatigue énormément » avait dit, doctement, le spécialiste qui le suivait. Mais que puis-je faire se lamentait l’homme qui gravissait, tant bien que mal, les marches. Je suis corpulent certes, pourtant je prends des médicaments, je me soigne.
Depuis la mort de son épouse, il vivotait dans la solitude et le renoncement : l’alcool, les grignotages à toutes heures…
Et il y avait aussi ses coups de colère qui lui faisait monter la tension.
« Un jour ou l’autre, si ce n’est votre cœur qui lâche, votre tension vous jouera un mauvais tour. Une rupture de vaisseaux sanguins est à craindre » réitérait son médecin traitant. « Surtout que vous buvez beaucoup » ajoutait-il.
L’homme avait signalé sa maladie cardiaque et les problèmes de voisinage au bailleur pour justifier une nouvelle demande de logement au premier ou au second dans un endroit un peu plus calme, côté pelouse au lieu de la rue.
Dans ces HLM, où l’insonorisation n’existe pas, le tapage provient de partout, monte, résonne sans qu’il soit possible de connaître la provenance : chasses d’eau, téléviseurs, conversations, radios, auxquels il faut ajouter le tapage incessant de la rue avec les automobiles, les motos… les rodéos motos prenaient de l’ampleur depuis que la municipalité, afin de donner satisfaction aux écolos, avait matérialisé des pistes pour les deux roues sur les trottoirs ! Les motocyclistes fonçaient avec les scooters sur les trottoirs, les cheminements piétonniers. Ils louvoyaient au milieu des passants épouvantés par tant de violence, de haine. Comment pouvaient-ils s’acheter de tels engins dont le prix dépassait largement la plupart des revenus des habitants des HLM ?
Rien dans la conception de ces habitations aux loyers modérés et leur environnement n’est prévu pour inciter au calme. Non ! Ce ne sont que des cubes empilés les uns sur les autres dans lesquels on entasse les travailleurs et les retraités, le tout dans des banlieues dortoirs ! Pas ou peu d’espaces verts, d’arbres et des constructions les unes collées aux autres. Les gens aisés, les cadres, logeaient ou plus précisément résidaient, car le terme est adéquat et convenable pour cette catégorie sociale, derrière la Seine : Le Vésinet, St Germain en Laye, Rueil.
Nanterre se contentait des autres : prolos, salariés, petits fonctionnaires et tous les gens indésirables dans les villes adjacentes. Pas de mélange des genres dans notre bonne vieille république !
Cela faisait maintenant presque cinq ans que sa demande, en attente, n’obtenait toujours pas de réponse. Pourtant des gens déménageaient de ces étages, d’autres s’installaient.
Il faut être patient lui avait-on répondu.
Mais son cœur serait-il patient ?
Comme partout la bureaucratie, le passe-droit, la magouille régnaient en maître dans la gestion et l’attribution des logements d’HLM. Alors comme il ne connaissait personne à la mairie ni à l’office des logements, qu’il ne disposait d’aucun appui politique quelconque, il attendait et voyait d’autres s’installer dans des appartements qui lui auraient convenu !
Sans compter la politique gouvernementale qui consistait à intégrer les cas sociaux dans des bâtiments jusque là tranquilles ! Irresponsabilité des dirigeants de tous bords qui vivent à cent lieux des problèmes quotidiens.
Le voisinage était infernal : Les bruits continus ; de la musique à fond la chaîne stéréo de jour comme de nuit. Une musique étrangère avec des paroles qu’il ne comprenait pas, ce qui l’exaspérait davantage !
Des groupes hurlaient et vociféraient sous les fenêtres et dans la cage d’escalier. Des portes blindées claquaient la nuit et le jour, car ces gens là, maugréait-il, ne savent pas fermer une porte…
Non ! Depuis une dizaine d’années, peu avant la mort de sa femme, l'entourage se trouvait dégradé avec l’arrivée d’étrangers qui ne respectaient pas la vie des autres. Des familles entières s’entassaient dans des appartements d’une façon illégale. Cette surpopulation provoquait des complications. La promiscuité, le désœuvrement apportaient son lot de difficultés.
La plupart ne travaillait pas, les enfants inoccupés n’aillaient pas ou peu à l’école… bien sûr, il savait que la misère, l’exil engendrent de telles situations, mais il ne se sentait pas responsable et ne voulait pas subir.
Réformé du travail pour maladie, il vivait chichement d’une maigre pension et restait les journées complètes dans ses deux pièces, affalé sur un canapé à regarder la télé, à s’assoupir, à sommeiller ou à tempêter. Parfois même, quand il pensait, très souvent, à sa compagne et à son calvaire enduré, il pleurait à grosses larmes comme un enfant.
Il ne parvenait pas à oublier, à atténuer sa douleur. Alors, petit à petit, il avait sombré dans l’alcool. Le verre de vin facile qui fait fantasmer et gomme, pour un instant, des déconvenues de la vie. Puis un second, puis un troisième…
Il devenait alcoolique, il le savait et s’en foutait.
Avait-il encore le désir de vivre ?
L’escalier n’en finissait plus. A chaque demi-palier, il s’arrêtait pour reprendre sa respiration, poser ses sacs, récupérer.
A ces moments là, il pouvait voir les murs de la cage d’escalier tagués de dessins, d’inscriptions obscènes, insultantes envers certains locataires, les institutions, la police.
Plusieurs de ces bombages le concernaient : « sale gros », « l’énorme tu vas crever », « on va te vider ton bide », et bien d’autres impossibles à transcrire sur du papier.
Faut dire qu’à maintes reprises, il avait tancé les jeunes qui cassaient la porte d’entrée, détérioraient les murs. Ceux-ci l’avaient accusé de raciste ! Pourtant il ne l’était pas, tout au moins au début puis devant les exactions de ces jeunes, la plupart d’origine africaine, il avait fini par le devenir tout en le refusant au plus profond de son être. Pourquoi suis-je traité de raciste lorsque je demande de respecter le bien de tous ?
Il ne comprenait pas.
Ces voisins de paliers étaient aussi de la même origine. Ils ne vivaient pas au même rythme que lui. La nuit paraissait leur appartenir. Ils se réunissaient en famille, entres amis et parlaient fort. Les femmes riaient, les enfants jouaient et galopaient dans l’appartement. Le vacarme était insupportable. Une nuit vers trois heures, n’en pouvant plus devant le tumulte des voisins d’à côté, il s’était résolu à téléphoner au commissariat pour demander une intervention. Lui qui n’aimait pas la police et les uniformes en général, avait dû se résigner. Cela lui avait beaucoup coûté. Les policiers ne s’étaient pas déplacés, se contentant de lui répondre qu’ils ne pouvaient rien faire contre des gens protégés, des cas sociaux…
Pas étonnant que de plus en plus d’habitants du quartier s’abstiennent de voter ou votent extrême droite lors des élections municipales et présidentielles. Et comme répétait la locataire du troisième, une vieille dame, la seule avec qui il discutait : « ces gens nous méprisent et ne nous respectent pas. Je suis persuadé qu’ils agissent délibérément et d’une façon organisée. Maintenant je vote pour la droite afin que ces gens irrespectueux de la terre d’accueil retournent chez eux.
Il ne partageait pas tout à fait ce genre de vision mais il comprenait le ras le bol des simples gens qui ne pouvaient plus vivre dignement. Au dernier scrutin, il se souvenait que, pour la première fois de sa vie, il n’avait pas voté communiste. Il s’était abstenu. Pour les prochaines, il n’était plus sûr de rien.
Tout ceci l’ennuyait profondément car, il savait confusément que ce climat malsain finirait, tôt ou tard, par provoquer des réactions violentes de la population. Les habitants excédés réagiront avec brutalité. Le pays risquait, à plus ou moins long terme, de s'engager dans des affrontements raciaux. Il refusait cette terrible éventualité et la craignait alors il enrageait contre les dirigeants de tous bords qui ne prenaient pas conscience des risques avec au bout du compte le basculement du pouvoir vers une dictature militaire. Cette perspective l’effrayait. Rien qu’en y pensant, il frémissait de peur.
En attendant il devait subir, payer son loyer et crever sans gueuler de préférence !
Dur de ne pouvoir fermer l’œil avant deux heures du matin. Bourré de somnifères, le bruit du voisin d’en dessous qui faisait fonctionner sa chaîne hi-fi, lui parvenaient comme derrière un voile. Quand ce n’était pas la musique, c’était les cris de jouissance de la compagne de celui-ci qui s’envoyait en l’air. Cela lui rappelait les instants de tendresse, d’amour avec sa femme. Comme tout ceci était loin ! Depuis combien de temps n’avait-il pas fait l’amour ? Il ne se souvenait plus et n’en ressentait pas le besoin, sauf dans ces nuits où la fille d’en dessous prenait son pied en faisant participer le voisinage !
A plusieurs reprises, il s’était pris de colère envers eux, les engueulades sévères, dures finissaient dans l’énervement. Il les avait traité « d’étrangers fouteurs de merde », qu’ils feraient mieux de retourner chez eux. Excédé, il n’avait pas mesuré ses paroles. La colère est mauvaise conseillère. Car l’homme n’était pas méchant pour deux sous, il était plutôt du genre progressiste, ouvert, mais il n’en pouvait plus.
Ils avaient répondu vertement en l’insultant, moitié en français moitié dans une langue qu’il ne comprenait pas. Bref, chacun restait sur ses positions, refusant, rejetant l’autre. Un racisme ordinaire somme toute, fait d’incompréhensions et de refus de dialogues.
Pourquoi fallait-il que tous ces étrangers viennent chez nous et pourrissent nos cités ?
Il ruminait, pestait encore quand il reprit sa montée vers le septième étage. La cage d’escalier était encrassée de détritus, de glaires qui jonchaient les marches et les paliers.
Il y avait effectivement de quoi râler devant tous ces crachats, ces saletés.
C’est curieux que des individus, hommes et femmes, crachent à tout va dans les rues, les escaliers, les trottoirs ? On se croirait en Afrique s’insurgeait-il en voyant le résultat.
Il avait voyagé sur le continent africain à plusieurs reprises et se souvenait de ces pays d’Afrique noire et du Maghreb où les autochtones vivaient parmi la malpropreté. Il n’avait jamais compris pourquoi, dans les villages, les hommes ne creusaient pas une fosse pour enfouir les déchets de toutes natures. La fainéantise certainement ou la religion qui permettait aux hommes de se la couler douce tandis que les femmes travaillaient aux besognes les plus dures et notamment dans les champs.
L’Algérie, le Sénégal, le Cameroun et bien d’autres pays que sa femme et lui avaient parcouru. Sa femme ! Son seul souvenir réveillait des blessures qui ne cicatrisaient pas.
Omniprésente dans son quotidien, elle hantait ses pensées, ses jours, ses nuits, imprégnait son existence. Il l’apercevait, lui parlait. Monologue sans réplique qui le maintenait en vie ! Il en prenait conscience dans sa soûlographie.
Il revoyait son corps famélique, sur le lit de tourment, les derniers jours, lorsque les médecins de l’hôpital renoncèrent : « votre femme est en phase terminale. Nous ne pouvons plus rien pour elle »
Que le terme est choisi pour une mort annoncée dans la souffrance ! Son cancer généralisé n’avait pu être endigué. Trois opérations sur cinq années d’espérances déçues, d’épreuves continuelles.
Et puis, un jour, l’ambulance qui ramène une moribonde à la maison pour le grand départ.
Trois semaines qu’elle mit avant de mourir et malgré les médicaments, les piqûres de morphine qu’une infirmière injectait dans son corps, matin et soir, sa douleur ne s’arrêta point. A peine s’atténua t-elle. Trois semaines de calvaire pour elle et à dominer son désarroi pour lui.
Non ! Il n’oubliait pas et n’acceptait pas. Il fuyait la réalité et, dans les étages qu’il gravissait lentement, l’image de celle-ci revenait en mémoire, ses yeux s’embuaient et ses jambes flageolaient un peu plus.
Cinquième étage, il approchait la fin de son périple pour aujourd’hui seulement car, demain ou après-demain, il faudra recommencer. Quel supplice que faire les courses, se mouvoir vers le supermarché et revenir, tous mouvements, déplacements devenaient difficiles.
Il s’épuisait.
C’est en abordant le sixième étage, vers le milieu près de sa porte d’entrée, qu’il vit son nom inscrit en lettres capitales. En dessous, l’inscription nouvelle sautait aux yeux. Son contenu l’estomaqua : « sale gros raciste, tueur d’arabes, on va te faire la peau, tu vas crever comme ta femme »
Il resta un long moment à contempler, abasourdi, cette diatribe offensante.
Tueur d’arabes ! Lui qui avait refusé de partir en Algérie pour accomplir cette infâme guerre de maintien de l’ordre envers une population qu’il ne connaissait pas mais dont il devinait qu’elle avait raison de se rebeller. Il avait payé chèrement ce refus. De longs mois de procès, la haine des galonnés, les gendarmes dans la maison de ses parents et pour finir : quatre ans de prison militaire.
Seul son grand-père, membre du parti communiste, l’avait compris, soutenu. Un jour même, ce dernier avait insulté les gendarmes, les traitant de milicien au service de Vichy, et avait sorti le Vel d’Hiv. Grand-père était un syndicaliste cheminot, résistant de la première heure. Ni la gendarmerie, ni la justice n’avaient bronché. Il faut dire qu’à l’époque les cicatrices de la guerre minaient encore la société française. La police et la justice tentaient de redorer leurs blasons, passablement ternis, durant cette période. Les rafles, la chasse aux résistants, aux syndicalistes, aux juifs, la collaboration et les sections spéciales pesaient sur la collectivité.
Quand il repensait à son grand-père, il était ému. Cette période avait été très dure. Sa jeunesse en prison pour refus de tuer des innocents !
Des parents dépassés : le père qui ne comprenait pas, la mère qui pleurait mais heureuse qu’il ne risque pas sa peau en Algérie.
Seul son grand-père avait été à la hauteur et son intervention dans la presse locale, auprès des autorités et pendant le procès avait atténué le verdict.
Alors aujourd’hui le qualifier de tueur d’arabes l’offusquait, le faisant enrager. Si ces jeunes cons savaient !
Et sa femme cria t-il dans l’escalier, des larmes aux yeux. Pourquoi sa femme ? Elle qui était morte dans une terrible agonie et qui, en bonne santé, militait dans la section locale d’Amnesty International ! Pauvres petits merdeux de banlieue, hurla t-il.
Son cœur s’emballa lorsqu’il aborda les dernières marches de ce maudit escalier. Quelque chose lui coupa le souffle, comme une barre sur la poitrine. Il ouvrit une bouche démesurée. Ultime tentative afin d’avaler l’air qui lui manquait. Ses bras, ses mains se crispèrent, ses jambes s’affaiblirent et son corps chuta.
Déjà il n’était plus lorsque ses provisions dévalèrent les marches et quand les bouteilles de vin explosèrent dans un vacarme étourdissant.
Il reprit connaissance, mais il ne savait pas s’il était vivant ou mort. Il se trouvait dans un lit. Sur son bras droit immobilisé, une seringue était piquée et prolongée d’un tuyau plastique qu’alimentait un flacon de liquide suspendu à une sorte de perchoir. Il réalisa, petit à petit, qu’il était vivant et vraisemblablement dans un hôpital. Il se rendormit sur ce constat.
C’est vers dix heures, alors qu’il était de nouveau réveillé, qu’un médecin vint lui rendre visite : « Vous avez eu de la chance mon vieux ! Votre voisin de palier, monsieur Ben Sahabna vous a sauvé la vie. Ce monsieur a prodigué les premiers soins que nécessite un arrêt cardiaque tandis que sa femme, Leîla, appelait le Samu dit le médecin avant de rajouter : « quand vous sortirez vous pourrez les remercier chaleureusement. Ils n’ont pas perdu de temps et ont été efficace dans leur intervention. Monsieur Sahabna est infirmier dans une clinique sur Nanterre. Ils ont téléphoné ce matin pour avoir de vos nouvelles ».
Le docteur se retira. L’homme se mit à pleurer doucement comme si les larmes qui coulaient étaient de joie. Il ne pensait plus à sa femme ou plus précisément, il y pensait mais acceptait la réalité. Pour la première fois depuis dix ans il entrevit un avenir. Oui ! Dès sa sortie, il irait les remercier ces voisins et, peut-être, pourraient-ils entamer le dialogue ?
C’était ça la clé du problème : tendre la main, écouter et discuter.
Il se mit à rêver et à sourire.
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