LE VAMPIRE DE MONTMARTRE
Au cours d’une nuit du mois de juin sous l’orage qui grondait et la pluie qui s’abattait sur la capitale, je remarquais sa présence insolite et terrifiante.
Je descendais de la rue Lepic, mouillé des pieds à la tête. Je chaloupais, après une soulographie poétique et mémorable dans le cabaret au Lapin Agile et une finition place du Tertre dans un bistrot dont, sur le moment, j’oubliais le nom. Je garde, comme vagues souvenirs, l’image des escaliers où je m’accrochais à la rampe sous le déchaînement du ciel. Le moulin à vent de la Galette avec ses quatre énormes bras figés dans le temps d’autrefois évoquait un fantôme sous les éclairs, un épouvantail ailé dans la pénombre. Le jour, il servait de point de mire aux promeneurs, de perchoir à corneilles, d’attraction. Dans le noir, ce géant angoissait. Il provoquait l’imagination surtout quand la Lune l’enveloppait de son halo. Mon délire dopé par le nectar des dieux me fit découvrir des trucs singuliers. Je discernais au loin, sous l’illumination des éclairs, Dalida. Elle dansait collée au corps de Dutilleul sur la place Marcel Aymé. Prisonnier dans son mur, il s’évadait de celui-ci à l’obscurité pour draguer la chanteuse. Dès l’aube, il regagnerait sa paroi afin de se prêter aux photos souvenirs des touristes.
Sur le pont Caulaincourt aux poutres d’acier qui franchissait la nécropole de Montmartre où sommeillaient des artistes de la Butte, à trois heures du matin, je me dirigeais vers le boulevard de Clichy. Le cimetière se situe dans une ancienne carrière de pierres.
Je me rends souvent dans ce décor. Je me promène dans les allées, converse avec la Goulue puis quelques poètes méconnus de la Butte. J’aime l’endroit où sur un cahier j’écris des nouvelles fantastiques, assis sur un banc, avant d’aller manger au Flunch du coin.
Les verres de mes lunettes mouillés par l’ondée, je naviguais à vue dans les brumes. Soudain, une tête émergea des structures métalliques de l’ouvrage en fer. Je pensais, étant donné mon degré d’enivrement, que j’hallucinais. Parfois, l’abus de nos produits du terroir nous conduit vers de surprenantes rencontres. Je visualisais un masque épouvantable porté sur un manche à balai, qu’un galopin ou un individu plus soul que moi agitait pour effrayer les passants de cette facétie. Mais, pas de gamin et encore moins de fâcheux qui s’amuseraient à terrifier des fêtards à une heure aussi avancée.
Le visage entouré de cheveux sans fin, hirsutes, il paraissait sortir d’un roman de science-fiction ou d’un film d’horreur. Sa tignasse sale exhibait des traces incongrues de feuilles, de terre et de brindilles d’arbres. Ses yeux jaillissaient des orbites, ils arboraient des cernes épais comme des valises de voyageurs. Le nez disproportionné accaparait une face émaciée et ridée. Les joues creusées et hâves désignaient un type affamé.
La tête monstrueuse se souleva et un énergumène émergea, longiligne, drapé dans une pèlerine noire. Des ténèbres une chose répugnante s’élevait du néant de la cité mortuaire.
Une jambe sur la rambarde qui protégeait les piétons d’une chute inopinée dans les sépultures et l’autre posée sur le haut d’un monument funéraire, il sauta sur le trottoir à quelques mètres de moi. J’ai présumé tout d’abord un visiteur qui avait négligé l’horaire de la fermeture du site. Malgré le brouillard dû à l’alcool qui envahissait mes neurones, je saisis mon erreur.
L’homme aurait toqué à la porte du gardien afin d’échapper à son enfermement. Non ! Le type me regardait.
Je compris. Mes cheveux se dressèrent brutalement sur mon caillou. Le relent du trop-plein d’apéros et de vins s’évanouissait à toute vitesse. Mes jambes flageolaient. Je paniquais incapable d’opérer un demi-tour, de me dérober, de fuir cette réalité. Une terreur venue des profondeurs de l’histoire m’oppressait.
Il m’observait immobile. Un silence à couper au couteau envahissait le quartier, car à l’instant même, le boucan de l’orage et de l’ondée s’estompait sous l’effet d’une baguette magique. Zeus persistait exclusivement avec ses éclairs fulgurants.
Dans l’avenue, je jetais un œil, devant, derrière, à droite à gauche. J’étais seul avec l’immense solitude de l’ivrogne perdu dans les limbes d’une vision ésotérique. Les monuments, les édicules de l’ossuaire dessinaient une ville spectrale sous l’éclairage du feu du ciel. Fantastique, la nécropole dansait sous mon regard. Les sépultures s’ouvraient. Des squelettes se levaient, les os s’entrechoquaient dans une joyeuse sarabande. Je crois avoir entendu des ricanements venus des tombeaux.
Le croque-mitaine, sur le trottoir, ne bougeait pas, moi non plus. Puis semblable à un corbeau gigantesque qui déploie ses ailes, ses bras enveloppés dans un tissu noir gesticulèrent. Des mains parcheminées aux doigts fripés, déformés, dont les ongles démesurés, crasseux, semblaient des sabres acérés m’épouvantaient. Malgré l’odeur de l’alcool qui me remontait à la gorge en remugles nauséabonds, les miasmes qui émanaient de l’inconnu m’imprégnaient. Des effluves méphitiques s’engouffraient dans mes narines. Brusquement, il desserra la bouche et parla. La pestilence qui s’échappa de son égout anatomique me fit chanceler. J’étais dessoulé.
Devant moi se dressait un vampire.
— N’ayez crainte, articula l’entité d’un timbre métallique, caverneux. J’occupe un tombeau de Montmartre. Je mets le nez dehors pour rechercher un peu de tranquillité. L’existence dans ce cadre devient irrespirable, insupportable. On me méprise, on m’ignore. Je suis entouré de gens qui me chahutent.
Ces affirmations, bien qu’étranges, sibyllines me rassurèrent. Des fantômes, j’en connaissais à la nécropole du Père-Lachaise. Ils apparaissaient convenables, propres sur eux. Au Père-Lachaise, le prince Vlad l’Empaleur veillait à la bonne présentation de ses congénères.
— Pourquoi de tels propos, lui demandais-je ?
Je considérais que sa supplique de calme se révélait insolite. Dans ce genre d’endroit, en général, les pensionnaires habitaient peinards : pas de fric, de fisc, de flic, pas d’huissier. Au moins, dans ces lieux, l’égalité entre les humains affiche une réalité, encore que l’apparence, de certains monuments tape-à-l’œil, laisse à penser que les riches achetaient leur place près du Bon Dieu.
— Maudit hier par les disparus et aujourd’hui par les vivants, malgré mon immortalité, je survis en enfer. J’expie mes maladresses, certains disent mes atrocités, pour mon métier d’antan. Mon quotidien, à mon décès en 1806, se transforma en un calvaire.
— Mais, qui étiez-vous à votre époque ?
— Sanson, l’exécuteur des basses œuvres.
Je demeurais bouche bée. Je discutais avec le bourreau qui travailla sous les rois Louis XV et Louis XVI puis pendant la Révolution. Il procéda à la décapitation du roi Louis XVI et de nombreux révolutionnaires : Danton, Robespierre, Desmoulins. Sur ses quarante années professionnelles, trois mille personnes périrent sous sa hache. Son tombeau se trouve dans la division vingt. Il se mit à geindre puis déversa de chaudes larmes sur ses joues creuses et parcheminées. Je réalisais qu’il pleurnichait sur son sort. Il s’essuya machinalement d’un revers de manche et continua son récit.
— Pendant ma carrière, la valetaille fuyait mon contact, les dirigeants m’évitaient. Les passants changeaient de trottoir en me reconnaissant. J’ai vécu reclus, mes enfants rejetés de l’école par les autres gamins et leurs parents. Les marchands rechignaient à me vendre des denrées. Pour cette raison, les autorités m’octroyèrent le droit de havage, c’est-à-dire de saisir, avec la main, la nourriture que j’estimais nécessaire à ma subsistance et celle de ma famille. La société me réprouvait, néanmoins j’assumais les décisions de la justice. J’exécutais les détrousseurs, les coupe-jarrets condamnés par les tribunaux. Contrairement à la rumeur, j’effectuais mon boulot sans sadisme avec le sentiment du devoir accompli. J’ai défendu la guillotine, cette nouvelle conception, auprès de l’assemblée. Elle évitait la souffrance physique, car souvent je ratais la décollation du coupable. Je devais m’y prendre à plusieurs fois. Sectionner un col avec une hache suppose un professionnalisme sérieux et une lame affutée, tranchante. J’exerçais avec talent. Mais des bavures restaient inéluctables. Hélas ! Des historiens me désignent comme un monstre et depuis la solitude me détruit à petit feu et pourtant j’existerais ad vitam æternam, là se situe mon drame.
J’écoutais attentivement les jérémiades du bourreau trépassé, le mal aimé. Au fond de moi, je concevais à grand-peine qu’une créature légendaire subisse le malheur. Les temps évoluent. De nos jours, les démons montrent leur état d’âme, se confessent et pleurent sur les difficultés de la mort éternelle. Bientôt viendra l’occasion où les goules et les monstres se syndiqueront à la CGT. Nous les verrons de temps à autre manifester leur désarroi dans les rues, calicot protestataire en tête de cortège, revendiquer un statut, le retour au droit de havage, celui de cuissage.
— Me voilà un bouc émissaire pour les trépassés et les bien-pensants d’aujourd’hui. J’ai cru que l’abolition de la peine de mort en 1981 me permettrait de m’éteindre dans le repos éternel. L’histoire refusa. Mes aspirations et envies évoquent celles d’un humain. Pour manger, je dois dérober aux étalages des magasins. Le droit de havage n’existe plus. Mon privilège révolu, comment me rendre au supermarché sans argent, je m’apparente trop à un démon, je sèmerais la panique.
Il s’arrêta. Je l’examinais stupéfait qu’un Dracula urbain se comporte comme un vulgaire individu. Je m’interrogeais. L’homme se confessait après tant d’exécutions de larrons peu recommandables qui méritaient une sanction, mais pas le châtiment suprême. Je me souvenais du chevalier de la Barre, condamné, torturé et éliminé pour avoir soi-disant blasphémé l’église.
— Le jour, je guette des proies. Caché dans un édicule délabré, je surprends la promeneuse. Je mords son cou et me rassasie du liquide. Ces jeunes femmes déambulent dans les passages après avoir versé une larme sur la tombe de Michel Berger et de sa dulcinée France Gall.
Pour me convaincre, il ouvrit une gueule monstrueuse et me montra ses deux canines de suceur de sang. Le reste de ses dents ressemblait à des chicots jaunâtres et pourris dans une caverne répugnante pleine de détritus dans lesquels une langue épaisse aux énormes pustules naviguait.
— Vos victimes ne portent pas plainte ?
— La peur de la rumeur, du jugement, et puis les deux marques de mes crocs sur la peau entretiennent un peu d’ésotérisme auprès de leurs connaissances. Elles en tirent bénéfice. Déposer une accusation pour morsure de vampire dans un commissariat demeure risquée. Elles supporteraient les plaisanteries des poulets.
Sur la police, je partageais son point de vue. Nos policiers ne croiraient guère à ce genre d’agression, mais plutôt à une moquerie douteuse voire une provocation de mauvais goût.
— En qualité de professionnel, j’ai exécuté de faux hors-la-loi aux dossiers trafiqués, aux témoins invités à mentir par la menace, des opposants politiques cloués au pilori par dénonciation et falsification des enquêteurs.
La vindicte du personnage me sidérait. Obligé dans sa vie active à supplicier des non-coupables pour raison d’État ou pire, je comprenais son ressentiment. Rien ne changeait en ce bas monde, la police demeurait au service du plus fort.
— Pourquoi cette acrobatie pour sortir, vous risquez de vous blesser ? Le surveillant pourrait vous laisser passer.
Il me regarda curieusement et me précisa que les gardiens de cet ossuaire travaillent au grand jour à l’entretien, à préparer les fosses pour les inhumations programmées et l’observation des touristes. Quant au préposé de nuit dès que le portail est clos, il s’enferme dans sa maison et donne un tour de clef, ferme les volets avec un épar. Il panique, tremble et ne sommeille guère, les macchabées le traumatisent.
— J’étouffe dans ce caveau trop étroit avec des parents réduits en squelettes. J’aimerais tant une sépulture digne de mes ex-qualités. Les morts de haut niveau ne veulent pas m’octroyer une place avec eux.
J’avais vu son emplacement de repos. Celui-ci, exigu, n’offrait que peu d’espace pour plusieurs personnes. Ici ou dans l’au-delà, les classes sociales pérennisaient. Je partageais sa rancœur. Le promeneur qui passait à côté et qui connaissait son histoire crachait sur sa pierre, le plus souvent il ne regardait pas sa tombe et l’ignorait.
Je posais la question qui me chatouillait la langue depuis quelques instants :
— Normalement, un vampire survit sans nourriture terrestre, sucer le sang lui suffit ?
— Ceux qui décidèrent de mon sort, comme punition, m’obligèrent à manger les mêmes aliments que les humains.
Certaines de ses victimes tourmentées gisaient dans les divisions avoisinantes. La cohabitation paraissait délicate. Par la haine qu’il inspira au long des siècles, il subit le rejet du monde des morts sans pouvoir réintégrer celui des vivants. Je refusais une quelconque compassion pour le personnage. Il se dévoilait odieux sur bien des aspects.
— Le jour se lève, m’informa-t-il !
Ses propos me firent revenir sur terre. L’aube pointait sa lueur blafarde sur l’horizon. Les nuages, tels des navires sur une mer houleuse, semblaient caboter sur l’azur. La tourmente qui avait traversé la ville disparaissait au loin. On percevait les premiers bruits de la cité : camions-poubelles et balayeuses. Il se secoua. Il enjamba à nouveau le parapet. Je l’observais. Il regagnait son domicile, le dos vouté, et trainait des pieds. Des sarcasmes, des huées jaillissaient des tombes à son passage.
Un peu vidé, fatigué, je repris ma route pour remonter vers la gare de Pont Cardinet. Rue de Clichy, dans des encoignures de portes, des filles asiatiques vendaient leurs charmes. Je filais mon chemin sans trop m’attarder.
Dans mon logement, je m’interrogeais sur cette vision cauchemardesque. Après maintes réflexions, je décidais de tremper ma plume dans l’encrier et de rédiger une missive au Préfet de région aux fins de l’informer. Je proposais aux autorités de mettre un terme à la souffrance du personnage. La meilleure solution, déjà éprouvée naguère, consisterait à empaler le corps de Sanson d’une barre de fer dans son buste.
Je continuais ma vie de bohème entre poésie et écriture parsemée de gothique, cette culture qui m’envoute et m’entraine vers un autre monde.
Les semaines passaient sans retour de courrier officiel. Je m’inquiétais lorsque je récupérais une lettre dans ma boite. L’effigie de la préfecture me rassura. Ma demande prise en compte, fébrile j’ouvris et lus.
« Nous vous remercions de votre démarche. Monsieur le Préfet a pris connaissance de votre requête avec intérêt. Hélas ! l’usage qui consistait à déterrer les dépouilles pour les tuer à nouveau n’existe plus. Veuillez agréer, monsieur, nos sincères reconnaissances. »
Le papier signé par un quelconque fonctionnaire, je ressentais une mauvaise volonté et une grande désinvolture des pouvoirs publics.
Souvent, je retourne dans les parages la nuit avec le fol espoir de le revoir. En journée, je pénètre dans le cimetière et me dirige vers son lieu de repos. Je tapote la pierre de son caveau : aucune réplique. Parfois, je trouve, posé en évidence, sur la dalle, un chapelet, des gousses d’ail. Preuves que des visiteurs connaissaient le bonhomme, ils tentaient de l’empêcher de sévir. Alors, je déambule, je piste de jeunes filles dans l’attente que surgisse mon revenant. L’été, leurs jambes galbées, dénudées sous les jupes courtes, attirent l’envie. Les tee-shirts moulent des poitrines affriolantes. Mais les morts restent indifférents aux appas terrestres. Je rêve de devenir un vampire à mon tour.
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 12 autres membres