ECRITURES

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LA VIEILLE QUI AIMAIT LE FROMAGE

 

 

-          Commissaire !

-          Oui !

-          J’ai une vieille dame qui n’arrête pas de me faire chier avec son fromager !

-          C’est important le fromage brigadier. Elle a bouffé de l’avarié ?

-          Non ! commissaire, elle prétend que depuis trois jours son fromager n’est pas ouvert.

-          Il est en vacance.

-          D’après elle, non.

-          Il a le droit d’être malade, peut être une overdose de camembert !

-          Commissaire, cela fait six fois qu’elle appelle !

-          Bon ! Passe-moi cette dévoreuse de fromages.

-          Allo ! Je suis le commissaire.

-          Enfin ! C’est vous le chef de la police ? Votre agent ne doit pas aimer le fromage. Il se moque de ce que je dis.

-          Ma chère madame, nous sommes un peu débordés ce qui explique son attitude.

-          Monsieur depuis trois jours je ne peux plus goûter à mon reblochon de Savoie, vous savez je suis originaire de cette région.

Le commissaire comprenait. Lui-même, originaire d’une région viticole, n’aurait pu imaginer une minute d’être privé de son muscadet journalier.

-          Je m’en occupe madame, donnez-moi les coordonnées.

Une heure plus tard, le commissaire déambulait devant le magasin. La devanture était fermée par un rideau de fer. Devant le magasin, une vieille dame faisait les cent pas. Il s’approcha d’elle, se présenta.

-          Bonjour madame, c’est vous qui avez demandé la police.

-          Oui, c’est moi. Vous voyez bien que le marchand est fermé. Votre employé n’est pas aimable.

Il sourit. Le terme d’employé paraissait appartenir à une autre époque. La dame se méprit du sourire.

-          Moi, ça ne me fait pas rire !

-          Nous sommes débordés madame avec les interventions diverses et nos effectifs utilisés pour le plan Vigipirate. Nous faisons ce que nous pouvons.

-          Tatatata ! Votre plan Vigipirate ne tient pas et de plus il s’agit d’une esbroufe. Tenez, hier je me promenai dans Paris, rue Solferino. Devant le siège du P.S. deux robocops montaient la garde, la mitraillette à la main devant des grilles fermées. Lorsque j’ai fait la queue au Musée d’Orsay, la rue d’à côté, pour voir l’exposition du peintre Bonnard, pas un seul policier, gendarme ou soldat pour protéger les centaines de touristes, viande à kalachnikov, qui attendaient devant l’entrée. On se moque de nous comme si les autorités espéraient des attentats afin de soumettre le peuple par la terreur !

Devant la diatribe, le commissaire resta coi. Il savait que la dame était dans le vrai : faire peur, manipuler la violence faisait partie de l’arsenal des dirigeants.  Dans toutes les périodes troublées, les dirigeants agissaient ainsi : mai 68, la guerre d’Algérie, lors des mouvements sociaux…

Il regardait la vieille dame.

-          Vous êtes remonté !

-          Toute ma vie je me suis battu contre l’injustice. Les dirigeants de droite de gauche ne savent qu’usurper la démocratie. À 16 ans j’entrai en Résistance contre les nazis. J’ai été décoré par le grand Charles, entre parenthèses monsieur le policier, un guignol lui aussi qui a pris la place de Jean Moulin.

Il ne répondit pas. Il avait devant lui une femme de tête qui ne s’en laissait pas compter. Il était vrai que tous ceux qui auraient pu gêner le général disparurent curieusement.

Il observa le magasin. Sur le rideau aucune indication de fermeture. Il secoua le rideau qui ne bougea pas.

-          Il y a une porte d’entrée juste à côté, dit la dame.

-          Rien ne m’autorise de pénétrer dans le magasin, madame.

-          Mais enfin commissaire vous voyez bien que le fromager n’a pas rentré sa vache. C’est une omission suspecte.

La dame désignait la représentation en silicone de l’animal. Autour du cou une clochette que le commissaire fit tintinnabuler. N’y tenant plus la dame tourna la poignée de la porte. Celle-ci s’ouvrit devant les yeux exorbités du commissaire. Avant qu’il ait pu dire quoi que ce soi, la dame pénétrait derechef dans le couloir du bâtiment. Un peu décontenancé par l’initiative, il suivit. Dans la pièce principale qui servait à la vente des fromages, gisait sur le dos un individu. Sa tête maculée de sang séché montrait un trou au milieu du front. Le type avait été abattu avec une arme. La balle avait fait un trou très net puis était ressortie par l’arrière de la nuque. Elle s’était figée dans une meule d’emmenthal qui portait l’impact. Le tiroir-caisse grand ouvert et vide laissait penser à un cambriolage qui aurait mal tourné. Le commissaire appela son équipe et la juge d’instruction qui suivait les affaires criminelles du commissariat. Il lui faudrait expliquer sa présence et celle de la vieille dame sur les lieux! Il eut du mal à maintenir la dame hors de la scène du crime. Elle commençait à fureter partout polluant ainsi la scène. Ce faisant elle n’hésita pas à s’approprier un beau morceau de reblochon qu’elle mit dans son sac sans se cacher du policier.

-          Après tout il va moisir !

Le commissaire n’en pensait pas moins. Il s’offrit un beau morceau d’emmenthal découpé qu’il enveloppa dans du papier. Il mit le tout dans sa poche intérieure et sourit à la dame.ils étaient désormais complices d’un vol de fromage !

 

Lorsque la juge arriva, l’équipe des techniciens de la scientifique œuvrait déjà. La juge, pète-sec, toisa la vieille dame et le commissaire.

-          C’est qui cette personne ?

Le commissaire expliqua la présence de la dame.

-          Une envie irrépressible de reblochon non satisfaite et nous voilà face à un crime !

-          Et vous l’avez laissé déambuler sur une scène de crime ?

Avant que le policier ne réponde, la vieille dame qui venait d’entendre la juge parla :

-          C’est moi qui ai pris l’initiative.

Les deux femmes se faisaient front. C’est la juge qui tourna la tête et  baissa les yeux la première. Le commissaire souriait intérieurement. Cette juge un peu dédaigneuse, imbue de son savoir venait de trouver plus fort qu’elle. Mais la juge voulait affermir son autorité, avoir le dernier mot :

-          La justice doit faire son travail. Vous n’avez aucune raison d’être présente. Je vous demande de laisser vos coordonnées et de retourner chez vous.

-          La justice ! Hurla presque la vieille dame. Elle est belle votre justice.

La juge piqua son fard. Elle se rendait compte que son titre n’impressionnait pas.

-          Vous les juges vous êtes justes bons à punir les simples gens et à laisser les voleurs de la haute faire leurs forfaits !

-          Madame !

-          Quoi madame ! Parlez-moi de cet ancien ministre qui a bradé une partie du patrimoine forestier et qui est absout, parlez-moi de cet ex-président qui a triché, de cet ex-sénateur décédé dont la vie ne fut que truandage et jamais inquiété.

Les policiers présents s’étaient interrompus et regardaient la juge toute pâle.

-          Quant au vendeur de fromage tué, je ne le plaindrai pas ! Savez-vous, Madame, qu’un jour il m’a dit lors d’une conversation que le malheur de notre pays était la faute aux juifs : je suis juive. En 1942 j’ai vu la police française dans la rue où nous habitions. Les policiers français pénétraient dans les appartements à la recherche des juifs qu’ils arrêtaient. Mes parents m’ont caché dans un placard aménagé d’une cachette. Je n’ai plus jamais revu ni mon père ni ma mère.

Les policiers ne disaient rien. La juge se taisait. Soixante ans après les plaies n’étaient pas refermées. Se refermeraient-elles un jour ?

-          Alors, aujourd’hui, reprit la vieille, lorsque je vois la montée de l’antisémitisme j’ai peur à nouveau comme quand j’avais seize ans lorsque la rafle des juifs a commencé.

À cet instant un des scientifiques, jeune policier, osa interrompre la dame :

-          Vous savez madame, des policiers ont résisté lors de l’insurrection parisienne.

-           Toi le morpion tu dois savoir que la police s’est insurgée la veille de l’entrée des chars de Leclerc dans la capitale. Ils ont pris la préfecture de police pour empêcher les communistes de prendre le contrôle de l’insurrection. Je te signale mon gars que les communistes ont lutté dès le début de l’occupation pas l’avant-veille de la libération par la deuxième DB du général Leclerc.

Un silence lourd pesait dans la pièce. Le flic semblait fondre dans sa combinaison blanche.

-          Ce n’est plus la même époque tenta la juge.

-          Rien ne change madame. Les juges ont fait fusiller des résistants, des communistes…

-          Ils n’avaient pas le choix !

-          Ah ! Vous me rappeler ces gardiens des camps de concentration à leurs procès, pour leur défense, ils disaient n’avoir fait qu’obéir aux ordres : les monstres. Aujourd’hui les flics et les juges sont toujours aux ordres. Tout pouvoir conduit aux camps de concentration.

-           Je vais vous raccompagner chez vous dit le commissaire. Il passa un bras conciliant sur les épaules de la femme tout en la dirigeant vers la sortie.

Mieux valait éviter une empoignade et un déballage historique sur une scène de crime !

 

Le commissaire se souvenait de sa mère sur son lit de mort et de ses dernières paroles :

-          Promet-moi mon fils de ne jamais rien faire contre la démocratie et ceux qui la défende.

Elle aussi avait vécu cette période. Elle avait connu les arrestations de juifs, de résistants par la police française, les jugements par une justice française complice de l’occupant. Elle lui avait expliqué qu’elle apportait, en vélo, des messages au maquis reçus de la BBC set des renseignements sur les troupes allemandes. À dix-sept ans, elle avait risqué la torture, la déportation, la mort. Lorsqu’il avait été reçu à l’école de police, elle n’avait rien dit. Elle l’avait observé et pleuré. Ses larmes n’étaient pas celle de la joie, mais le rappel de la peur. Il avait promis à sa mère.

La dame n’habitait pas très loin du fromager. Pour son âge elle était alerte et gardait toute sa tête.

-          J’habite à côté de la gare monsieur.

Nous étions à Asnières-sur-Seine. Sur la placette qui donnait vers la gare, une statue représentant de Gaulle et Malraux trônait. En passant devant la dame projeta un crachat sur le grand Charles.

-          Un pauvre type !

Pas facile se dit le policier la vie d’une statue. Entre les crachats des ennemis et la pisse des chiens errants !

Sur le trottoir un malheureux tendait la main. En voyant la vieille dame, il sourit et lui dit :

-          Merci, madame, pour les sous de la dernière fois !

-          Je donne quelquefois des sous à ce bonhomme. Il est reconnaissant. Il me cause.

Drôle de vie pensait le policier. Ce mendiant doit être la seule personne qui discutait avec la dame. Une enfance anéantie par l’idéologie, une vie détruite par la violence d’une haine. Aujoud’hui cette doctrine reprenait force. La bête n’était pas morte. Partout en Europe montait la haine de l’autre. Le bouc émissaire de tous les fantasmes ressuscitait. Même les pays qui en quarante résistèrent vaille que vaille au fascisme paraissaient au bord de l’abandon. La peste brune envahissait la France et le Royaume uni. L’Allemagne qui avait perdu la guerre avait de fait gagné sur le plan des idées. L’attitude de ces dirigeants conduisait aux nationalismes des États, à de futures confrontations.

La pendule de la gare grossissait au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient.

-          J’habite là, au premier.

-          Je vous conduis chez vous.

L’immeuble bourgeois en façade paraissait plutôt vétuste à l’intérieur. L’appartement se composait d’une chambre, d’une petite cuisine et d’un salon avec une table et quatre chaises. Pas de télé, mais une radio posée sur un buffet, sur la table de nombreux médicaments.

-          Je vous laisse madame, reposez-vous. Je vous informerai de l’enquête.

-          Attendez commissaire, vous prendrez bien un remontant, dit-elle en ouvrant son frigo dans lequel elle posa son morceau de reblochon, j’ai une bouteille de blanc. Il en profita pour regarder les médicaments et l’ordonnance.

Le policier ouvrit la bouteille et servit les deux verres qu’elle venait de poser sur la table.

 

En retournant vers la fromagerie, il s’arrêta devant le mendiant. Il entama la conversation. Lorsqu’il regagna la scène de crime, le commissaire paraissait songeur, inquiet, embêté. Ses collègues finissaient de fouiller de fond en comble l’appartement du mort. Le type logeait au premier. Une petite pièce, une sale d’eau, une cuisine. Les collègues avaient posé sur la table de nombreux documents : tracts, livres trouvés lors de la fouille. Tous les bouquins concernaient l’histoire du troisième Reich, de la propagande, des justifications de la solution finale. Les tracts émanaient d’un parti d’extrême droite. Sur certains trônait la photo du fromager. L’homme était candidat aux prochaines élections. Cela éclairait d’un jour nouveau l’enquête. Le policier réfléchissait. La vieille dame, ancienne résistante et son fromager un militant d’extrême droite, lecteur d’ouvrages fumeux. Il n’eut pas le loisir d’approfondir. La juge l’apostropha :

-          Elle s’est calmée la vieille ?

Il n’aima pas le ton utilisé. Il décida de se taire sur ce que lui avait appris le mendiant.

 

Lors de sa venue chez la vieille dame, le policier avait aperçu l’ordonnance médicale posée sur la table au milieu des boites de médicaments. Un médecin de l’hôpital de Nanterre avait prescrit des médicaments. Il téléphona et eut confirmation de ses soupçons. Les produits servaient de palliatif pour accompagner les cancers en phase terminale. L’établissement confirma que la maladie, un cancer des seins, était irrémédiable. Une question de quelques jours affirma le médecin traitant.

 

Les indices récoltés mirent en évidence de nombreuses empreintes. Normal les clients devaient toucher à tout ! L’analyse balistique  établit que l’homme avait été abattu à bout touchant, ce qui reteint l’attention fut l’affirmation du laboratoire de la police : l’arme utilisée était un Luger, une arme de l’armée allemande des années d’occupation…

C’est tout naturellement que le lendemain ses pas le conduisirent chez la dame. Il sonna. Elle ouvrit tout sourire.

    -   Je vous attendais, dit-elle.

    -   Comment ça ?

    -   J’ai vu le mendiant ce matin. Il m’a raconté.

    -   Pourquoi avez-vous fait ça ?

Derrière ses lunettes de myope, elle perçait l’âme du policier. Il en avait conscience. Il était mis à nu. Il se sentait disséqué.

-          Lorsque mes parents furent arrêtés, je suis resté prostré dans le placard de longues heures. J’ai entendu du bruit. Quelqu’un entrait dans l’appartement. Je tremblai de peur. J’ai cru que les policiers revenaient. Une voix m’appela par mon prénom. C’était une voisine. Mon père avait depuis quelque semaine prévenue cette personne. Ils étaient tous les deux membres d’une cellule communiste. Elle m’a rassuré, protégé et mis en contact avec un groupe de combattant communiste. Au maquis un officier anglais parachuté nous apprenait le maniement des armes, des explosifs. J’ai tué des Allemands avec plaisir. Un jour j’ai balancé une grenade dans un bistrot où se désaltéraient des officiers nazis. Leurs hurlements de souffrance me comblèrent.

-          C’est triste qu’à mon âge je doive envisager de recommencer le combat ! lorsque ce pauvre type de vendeur m’a insulté, j’ai compris que rien n’était gagné. J’ai pensé à mes parents. Les élections approchent et l’extrême droite va les gagner, pas seulement en France. Je suis retourné chez moi prendre mon arme et retourner chez le fromager. Il était seul. J’ai fermé le rideau. Il s’est précipité vers moi. J’ai tiré. J’ai saisi l’argent dans le tiroir-caisse que j’ai donné plus tard au mendiant. Je veux que mon acte serve de leçon, que mes compatriotes regardent la vérité en face.

Elle ne dit plus rien.

Le policier se taisait. Elle l’observait.

    -   Vous ne m’arrêtez pas ?

    -   Non !

    -   Pourquoi ?

    -   Donnez-moi l’arme, s’il vous plait.

La vieille fureta dans un tiroir et sortit un Luger et un chargeur. Elle les tendit au commissaire qui s’empressa de les fourrer dans une poche.

Lorsqu’il quitta l’appartement, il se dirigea vers la Seine. Caché dans un parc qui longeait le fleuve, il démonta l’arme pièce par pièce qu’il jeta dans l’eau à différent endroit.

Il entra dans un estaminet et commanda un Muscadet. Il sourit. Sa mère là-haut sera fière de lui. Il avait tenu parole.

 

 

 

 



27/08/2017
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