ECRITURES

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LE GRAND SECRET

 

Un jour, mon grand-père paternel me raconta une drôle d’histoire qui lui était arrivée quand lui-même avait quatorze ans : mon âge !

A la douce chaleur du feu de la cuisinière à charbon, l’hiver finissant lentement, je l’écoutais tout ouïes. Grand-mère était assise près du buffet de hêtre massif, un chat sur ses genoux. Grand-père disait : « j’étais parti à la pêche avec un de nos voisins. A l’époque, la Loire regorgeait de brochets et autres poissons. Près de la Daguenière, petit village qui m’a vu naître, nous avons pris le chemin qui conduit au fleuve. Ce voisin, un ami des deux tantes qui m’élevaient, avait une cabane ainsi qu’une barque. C’est là qu’il venait presque tous les dimanches aux beaux jours poser ses gaules et faire la sieste sur la paillasse de sa cabane…

Au cours d’une de ces siestes, je m’étais éloigné pour suivre le fil du fleuve. Le printemps ravivait les corps et faisait rêver. Le chemin de halage prenait des couleurs. Le blanc des fleurs d’églantine ravissait les yeux. La Loire était sereine, sage, et clapotait doucement sur ses berges comme une musique, pour bercer, endormir les enfants.

J’allais sur le sentier, les mains au fond des poches de mon short, avec pour bagages des rêves et des couleurs…

Au détour d’un méandre, un gros tronc d’arbre attira mon attention. Il était pris dans les ajoncs près de la berge où je musardais. A cet endroit, le fleuve, en regagnant son lit naturel, après les débordements de l’hiver, laisse émerger des îles et de vastes lacs d’eau que l’on appelle, en Anjou, les boires. Je m’approchai car il me sembla que ce morceau de bois vivait ; il paraissait vouloir se détacher de cette entrave afin de continuer son parcours. J’étais tout près, presque à le toucher, lorsque, soudain, une voix qui sortait de son écorce mouillée, s’éleva jusqu’à moi et m’interpella : « petit ! Aide-moi à sortir de ce pétrin. Si tu le fais, pour te remercier, je t’emmènerai avec moi quelques temps au fil du courant » je  n’hésitais pas une seconde à secourir le tronc. Je me mis sur les fesses afin de pousser l’arbre de mes pieds, lorsque ce fut fait ; la voix me dit : « viens ! Monte sur mon dos » Je le fis ! … »

J’étais captivé par le récit de grand-père. Mais il s’arrêta et prit le temps d’humecter ses lèvres et sa gorge sèches d’une rasade de vin blanc des coteaux du Layon. J’attendis impatiemment la suite, bouche bée, quand, sortant de la léthargie dans laquelle elle semblait avoir sombré, grand-mère dit, d’une voix forte et coléreuse : « vas-tu cesser de dire des bêtises au petit ? » Devant la protestation de grand-mère, mon grand-père se tint coi, et le chat, réveillé et apeuré, se réfugia sous le lit !

Je restai sur ma faim, espérant un jour ou l’autre connaître la suite de l’histoire que je pressentais fabuleuse…

Ce fut un peu plus tard, un dimanche, que grand-père m’emmena à la pêche sur les bords de la Loire. Il possédait une barque et une cabane. J’espérais, ce jour là, apprendre la fin du récit. Nous prîmes, à vélo, la levée Napoléon qui longe l’Authion, petite rivière grossissant le fleuve. Nous traversâmes le pont de Sorge. Je pédalais vite, pressé sans doute à l’idée de satisfaire ma curiosité du secret de grand-père !

Arrivés à la Daguenière, nous empruntâmes une sente vers le fleuve et l’emplacement du lieu de pêche. Il ne semblait pas pressé, grand-père. Il prenait son temps pour poser ses cannes, vérifier la barque, mettre au frais notre repas et la bouteille de vin rouge, l’un de ces vins d’ici qui donne le teint gai, comble le palais d’une douce saveur et requinque le corps. Ce fut après le repas que grand-père me dit : « je vais faire une sieste, après je te raconterai la suite de mon aventure. » Malgré le repas préparé par grand-mère, je restais sur ma faim, ma soif d’apprendre la fin du récit. Je décidai, afin de calmer mon impatience, de faire un tour sur le bord du fleuve.

L’air était doux, propice aux rêveries. La Loire était belle, évanescente comme une fille au printemps. Le sentier exhalait ses parfums, ses odeurs. Des papillons, machaons et citrins, allaient de fleur en fleur dans un ballet féerique. Le sentier offrait aux regards les couleurs purpurines des clochettes de fleurs.

Sur les bords d’une boire, un peu plus loin, des barges à queue noire, arrivées fraîchement d’Afrique, se désaltéraient, tandis que des bergeronnettes volaient au-dessus de l’eau à la recherche de leur nourriture. Sur un bord, dans un buisson de roseaux, un couple de hérons cendrés surveillait l’onde, prêt à happer le poisson ; d’autres, de leur vol majestueux, fendaient l’air en remontant le courant.

Des coccinelles rouges, ponctuées de blancs, sur les feuilles des saules argentés, donnaient au feuillage des couleurs d’aquarelle. Un martin-pêcheur, au ras de l’eau, offrait de son vol rapide, l’arc-en-ciel de ses plumes. Des libellules semblaient s’amuser comme des demoiselles, et dansaient, virevoltaient sur les ombellifères et les ajoncs.

Une couleuvre vert et jaune s’enfuit à mon approche. En m’avançant pour mieux l’observer, j’entendis soudain près du fleuve une voix qui m’interpellait : « petit ! Regarde par-là vers les ajoncs, je suis un vieux tronc coincé dans un buisson. J’aimerais poursuivre ma route, aide-moi, s’il te plaît. Si tu acceptes je t’emmènerai quelques temps sur mon dos » J’étais abasourdi. M’arrivait la même aventure qu’à grand-père ! Lui n’avait pas hésité ; je fis pareil et j’aidai le vieux tronc à sortir de son guêpier. Quand cela fut fait, il me dit « monte sur moi, n’aie pas peur »

Et nous voilà tous deux voguant sur la Loire, poussés par le courant.

Cette aventure extraordinaire, le long des rives ligériennes, je la garde jalousement dans ma mémoire. Ne cherchez pas à deviner ! Mais si vous souhaitez partager le grand secret, venez en Anjou, sur les bords du fleuve. Certainement qu’un tronc d’arbre vous prendra sur son dos pour un périple inoubliable !

C’est aux Pont-de-Cé que le tronc me laissa. Je remontai vers la cabane de grand-père le long du chemin de halage ; j’étais heureux. Un peu mouillé et sale peut-être, mais heureux ! Quand je revis grand-père, une heure plus tard, il était réveillé. Mon absence ne l’avait pas inquiété ! Avait-il deviné ou savait-il, par avance, que cela se passerait ainsi ? Il sourit, je souris. Par nos sourires complices, nous nous comprîmes. Il me serra dans ses bras, longtemps, visiblement content.

Lorsque nous retournâmes à la maison, grand-mère nous attendait. D’un commun accord nous ne lui avons rien dit ! Elle nous aurait traités de fous et grand-père aurait été privé de vin..

Une grande complicité nous lia, grand-père et moi, jusqu’à sa disparition.

Nous connaissions tous deux le grand secret ! 



13/06/2008
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