ECRITURES

ECRITURES

LE MOT QUI FACHE

 

Je lisais un roman d’Albert Camus : l’Étranger. Je l’avais déjà lu, mais à chaque nouvelle lecture je ressentais  la même découverte.

A la fin du premier chapitre, je tournais la page pour continuer le récit quand soudain, sans crier gare, un mot s’éclipsa du texte. Il s’était échappé du livre ! Il bondissait sur le parquet comme s’il était muni de ressorts. Mon chat tenta, mais en vain, de l’attraper. Imaginé mon désarroi, mon incompréhension. Un mot se faisait la belle comme un prisonnier de sa geôle. Un mot s’évadait du texte et mettait un terme à son existence figé en laissant un blanc interrogateur sur la feuille. Il tirait sa révérence à l’auteur, s’enfuyait de ce monde littéraire sans même prévenir l’éditeur ! Cela, à ma connaissance, n’était jamais arrivé ! Je me levais d’un bond, laissant choir le bouquin à terre et me mis à courir sus après le mot qui filait dare dare sur le carrelage et qui déjà atteignait la porte ouverte de la cuisine.

Dans mon élan je bousculais le chat : « pardonne-moi, mon esprit est ailleurs, je suis troublé » lui dis-je en lui prodiguant une caresse rapide.

Pendant ce temps là, le mot fuyait dans mon jardin et tentait de se faire oublier parmi les fleurs multicolores.

Le plus extraordinaire était que j’ignorais la définition du mot. Après tout ce pouvait être un mot charnière du style coordination et qui donc n’empêcherait pas la lecture. Mais si c’était un terme plus élaboré, plus important,  alors ma course poursuite au milieu des tulipes, des pâquerettes et des légumes de mon potager paraissait justifiée. Les fleurs gémissaient sous mes pas lourds. Elles pliaient, cassaient sous mes mains nerveuses. A plusieurs reprises je crus saisir le mot. Mais il glissait entre mes doigts comme une savonnette. Il s’amusait. Et c’était bien la première fois qu’un mot se moquait à mes dépends.

Mon jardin était vaste. Je m’essoufflais, je me fatiguais, je m’affalais sur le sol. Je finis par perdre de vue le mot. J’étais parti à gauche, il devait être à droite. Quand je pris conscience d’avoir fait fausse route, je fus pris d’une grande frayeur ! Si je ne rattrapais pas ce mot, je ne pourrais terminer ma lecture à moins d’acheter à nouveau ce livre. Mais je tenais à cette édition, car elle représentait le premier livre de poche que j’avais pu acheter avec mes sous en 1967. A l’époque et je m’en souviens, je l’avais payé 1,20 francs.

Qu’est ce qu’il lui prenait à ce mot. Depuis le temps qu’il dormait sur cette page, il était peinard entre deux autres confrères. Si désormais les mots devenaient aussi pénibles que les humains, la lecture sera de plus en plus ardue ! Et si tous les mots en avaient ras le bol d’être enfermés dans les livres et se révoltaient, la fin des écrivains serait proche. Le livre était-il ressenti, par les mots, comme une prison et l’écrivain comme un geôlier ? Ces réflexions me permirent de reprendre mon souffle et mes esprits.

Je furetais, je cherchais à droite à gauche, je farfouillais les salades, secouais les poireaux, bousculais les tomates, frappais du pied les patates. Tout un monde de verdure qui ne comprenait pas mon attitude et me le reprocherait très certainement. Une poule pondeuse qui se retrouva sur mon passage se prit un coup de pied dans le postérieur qui lui fit ravaler son œuf. Son coq, rouge de colère devint encore plus écarlate et tomba, raide mort, d’une crise cardiaque. Un escargot eut la peur de sa vie en me voyant débouler sur lui. Il prit la poudre d’escampette et traversa le jardin à fond la caisse pour se réfugier sous un buisson, laissant de son passage un sillage baveux.

Soudain le ciel s’assombrit, devient noir. Le ciel lui aussi semblait se fâcher de mon attitude pourtant je n’y étais pour rien si ce mot s’était échappé du livre.

Un bruit de feuille me fit lever la tête. Là haut, sur la cime d’un grand noyer se pavanait mon mot. Je tournais autour du tronc. Je ne voyais pas comment grimper sur cet arbre, c’était un peut comme d’atteindre la Lune à dos d’âne. Je ne pouvais renoncer. Je pris ma tronçonneuse et je coupais l’arbre afin de récupérer le mot. Mais celui-ci plus agile que moi sauta sur le cerisier.

 

Tous les arbres de mon verger  y passèrent, tous les légumes de mon potager furent piétinés, toutes les fleurs écrasées. Mais je n’ai jamais pu rattraper le mot qui pendant le carnage était revenu sur sa page. Il avait simplement prit un bol d’air.



13/06/2008
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