ECRITURES

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LES ENTRAILLES DE LA TERRE

 

Il était une fois, ainsi pourrait commencer un jeudi après-midi, comme dans les contes de notre enfance, l’histoire de deux lurons qui, à la communale, préféraient gambader et jouer dans les mines d’ardoises et sur les terrils voisins. C’était un jeudi de printemps, si je me souviens bien. Je dis « je » parce que j’étais l’un des deux chenapans. Nous étions partis, comme presque tous les jeudis, nous amuser dans les chemins creux et les anciens fonds de Trélazé, ville célèbre pour son ardoise. Tous deux collectionneurs de minéraux et de fossiles, nous cherchions ces trilobites dont le schiste porte parfois l’emprunte. Dans les cabanes des fendeurs, nous trouvions de belles pièces que nous dérobions à l’insu de leurs découvreurs ! ce sont les restes d’animaux invertébrés qui vivaient dans les mers à l’ère primaire, arthropodes marins au corps segmenté en trois parties et dont les yeux globuleux semblent fixer l’éternité depuis presque cinq cents millions d’années…

Mais ce jour là nous décidâmes de faire nos recherches dans les entrailles de la terre en entrant par les puits de secours. Ces issues, anciens puits désaffectés surmontés de chevalements, devaient permettre aux mineurs d’évacuer du sous-sol en cas de coup dur. Ouvrir la trappe d’accès ne fut qu’un jeu pour nous et, munis de lampes électriques, nous descendîmes par des échelles disposées en paliers tous les dix mètres, jusqu’à cent mètres de profondeur environ. Là, une vaste cavité  jonchée de blocs d’ardoise nous offrait son terrain de prospection. C’était une ancienne chambre de taille, dont les rochers avaient été arrachés du gisement par les explosifs, mais laissés à l’abandon parce qu’impropres à donner une ardoise fine. Les blocs, veinés de quartz et de pyrite, ne pouvaient être correctement fendus.

L’eau suintait des parois, du plafond. Le noir était absolu, presque palpable, et ce n’étaient pas les faisceaux de nos lampes de poche qui pouvaient le percer.

Dans cette obscurité, nous étions évidemment incapables de découvrir le moindre fossile ou minéral !

Pourtant nous allions de rocher en rocher, auscultant la pierre. Au cours de nos tribulations dans le chantier schisteux, nous aperçûmes une galerie. Nous l’empruntâmes avec circonspection. Sur le sol, une voie ferrée était visible qui cheminait dans les profondeurs du souterrain. Nous suivîmes les rails jusqu’à un tournant en avançant prudemment, le ventre noué par l’appréhension, car les trous et les puits creusés de chaque côté de la galerie et remplis d’eau nous impressionnaient fortement. Mais je crois aussi que nous étions angoissés par le silence lourd et pesant, par le noir intense et oppressant. Pas un être humain ou végétal dans l’antre de la terre ! On entendait à peine nos cœurs battre…

Soudain, après le tournant, nous crûmes apercevoir au loin un rayon lumineux qui scintillait et se tortillait comme un serpentin.

Nous étions inquiets. 

Inconsciemment nous nous sommes approchés, pantelants, oppressés, et nous éteignîmes nos torches électriques comme pour mieux nous cacher, nous protéger d’un danger !

Qu’est-ce que cela pouvait donc bien être ?

Brutalement la lumière se scinda en deux rayons éblouissants : elle avançait vers nous…

Nos corps étaient figés, tétanisés. C’est alors que retentit un bruit infernal dont l’écho grandit et s’amplifia dans le boyau…

« C’est un dragon hurlai-je » !

Débordant d’imagination, nous vîmes un être épouvantable raclant les parois de la galerie de son corps recouvert d’écailles métalliques qui lâchait par sa gueule ouverte des gerbes de flammes ! Et, comme alléché par une proie, le monstre courait vers nous pour nous happer, se repaître de nos corps. Ses yeux devenaient énormes globuleux, de plus en plus puissants. C’est alors que le sol se mit à vibrer sous le poids de cet être fabuleux qui approchait inéluctablement, hurlant, vociférant.

La terre tremblait et nous encore plus !

N’était-ce point là  un trilobite, survivant du passé, transformé en guivre et dont la carapace chitineuse provoquait ce vacarme épouvantable ?

N’était-ce pas le gardien vigilant de ces frères fossilisés que nous voulions dérober, Le surveillant, le dépositaire de trésors paléontologiques protégés par les dieux ?

Toutes ces questions et bien d’autres se bousculaient dans nos têtes !

Nous rebroussâmes, en courant, le chemin parcouru jusqu’à la chambre d’excavation. Le cœur brinquebalant, les jambes flageolantes et la peur, cette terrible peur, au ventre.

La salle de taille était tellement vaste, une véritable cathédrale, que nous avions, aux cours de nos recherches, tournés en rond sans nous rendre compte que nous perdions nos repères !

Où étaient les échelles conduisant vers la sortie salvatrice ?

Nous étions égarés dans les entrailles de la terre, sans que personne ne sache où nous chercher, et menacés par une chimère qui allait nous avaler !

Pas de Bellérophon pour la tuer, rien que deux enfants terrorisés !

Et le bruit sourd, haletant, progressait dans la galerie que nous venions de fuir. Tel un roulement de tonnerre, on entendait souffler le monstre. Avec nos lampes à nouveau allumées nous cherchâmes fébrilement l’issue de secours. Prisonniers dans le ventre de la terre allions-nous finir notre vie dans celui d’une hydre cénozoïque ? Paniqués, nous courions d’un côté à l’autre, le long de la paroi de la salle, croyant reconnaître un bloc, un repère !

Brusquement, je trébuchai.

Mes pieds venaient de rencontrer un outil. C’était l’un des marteaux de géologue que nous utilisions pour détacher les fossiles et minéraux de leur gangue.

Nous étions sauvés car ces outils, nous les avions laissés au pied de la dernière échelle avant de visiter le souterrain. Nous montâmes les échelles. Nous sentions le souffle chaud de l’animal derrière nous.

Sa colère devait être grande quand il comprit que ses proies lui échappaient !

Un tumulte épouvantable de ferraille, de crissements, puis un silence écrasant suivirent sa déception !

Je ne me souviens pas trop de la suite, mais je sais que nous prîmes les jambes à notre cou et refîmes le chemin à l’envers à toute vitesse. Arrivés à l’air libre, épuisés de fatigue et de peur, nous nous allongeâmes dans l’herbe. Notre cœur n’en pouvait plus mais nous étions sauvés !

Le monstre des profondeurs ne nous avait pas rattrapés !

Bien sûr, de ce jour mémorable, nous ne parlâmes à personne, ni à nos parents qui nous auraient sanctionnés pour avoir pénétré dans les mines, encore moins à nos copains qui ne nous auraient pas cru et se seraient moqués de notre peur. Cette aventure est restée longtemps dans nos mémoires, hantant nos nuits et nos jours, bien que nous n’en discutions pas, même entre nous. Vous êtes les premiers à qui j’ose narrer cet événement.

Ces étranges lueurs et bruits travaillèrent mon esprit très longtemps et me perturbèrent. Depuis ce jour, j’ai toujours eu une anxiété du noir, des cavernes et autres trous dans la terre. Pourtant, je voulais apprendre la vérité, savoir tout de ce monstre, de ce dragon qui vivait sous mes pieds et dont j’entendais le grondement sourd la nuit, couché dans mon lit, recroquevillé sous les draps et couvertures.

Ce fut quelques années plus tard que j’eus le fin mot de l’histoire.

Dix ans après notre aventure, quand l’âge de travailler arriva, je fus embauché par la Société des ardoisières en qualité d’ouvrier du fond. Un matin, me rendant à la mine des Grands Carreaux pour la première fois, je fus pris en charge par un contremaître qui m’expliqua mon travail. Avant d’être définitivement admis en tant que mineur de fond, on me confia le démantèlement d’une voie ferrée dans une galerie désaffectée. Il s’agissait de déposer les rails, dévisser les tire-fond, enlever les éclisses et mettre tout le matériel sur l’un des côtés de la galerie. La longueur des exploitations souterraines imposait le transport par des chemins de fer, voies ferrées étroites qui permettent, grâce à des wagonnets, le roulage des blocs d’ardoises, les « quernons », depuis les fronts de taille jusqu’aux monte-charge.

L’agent de maîtrise me conduisit vers mon lieu de travail. Je retrouvai le noir, le silence, la peur du temps de notre escapade… j’avais sur la tête un casque censé me protéger des chutes de pierres. Une lampe frontale diffusait sa blafarde lueur. J’avançai, suivant mon compagnon qui m’expliquait que cette galerie ne servait plus depuis maintenant presque dix ans. Nous étions arrivés dans une vaste salle, une cathédrale par ses dimensions !

J’aperçus soudain en face, dans un autre couloir, deux yeux qui avançaient dans un grincement d’enfer ! Angoissé, je demandai ce que c’était. « Ça ! Mais c’est le train de wagonnets qui revient pour un nouveau chargement »

Brutalement, j’eus un fou rire qui rendit le chef d'équipe perplexe. Je venais de réaliser, de comprendre. Ce fameux dragon au vacarme infernal, cette bête monstrueuse qui habitait les entrailles de Trélazé, n’était qu’un simple train tirant ses wagonnets !

Mon rire résonna longtemps dans la galerie tandis que le chef me regardait d’un drôle d’air !

 

Je n’ai pas fait une grande carrière aux ardoisières et pourtant elles auront profondément marqué mon enfance et ma vie.

 

 



13/06/2008
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